Usbek & Rica
Longtemps, la presse s’est contentée de trois grands marronniers : le classement des meilleurs lycées de France, celui des prix de l’immobilier et le panorama des hôpitaux. Mais depuis la crise sanitaire, une véritable folie du classement semble s’être emparée de la presse, ainsi que des marques et des sondeurs. Avec des résultats parfois contradictoires, et un vrai risque d’embouteillage.
Patatras ! C’est la chute d’une idole, la dégringolade d’une surdouée. Début mars, date de sortie du palmarès 2023 des « Villes et villages où il fait bon vivre » du Journal du Dimanche, c’est la stupéfaction : en un an, Nantes, habituée des premières places du classement, décroche sévèrement. De la 3e place en 2016, la Cité des Ducs est passée à la 21e place en 2022, puis à la 55e en 2023 ! En parallèle, une étude menée par Hello Work et le cabinet de recrutement Hays conclut que Nantes reste dans le trio de tête des « métropoles les plus attractives de France », derrière Lyon et Angers…
Niort, Venise verte ou cité du crime ?
« La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des mortels », soupirait Baudelaire dans son poème « Le Cygne », face aux changements drastiques apportés par le baron Hausmann à Paris. Dans les classements des villes de France, qui prolifèrent aussi vite que les lotissements-champignons, la perception des cités paraît, quant à elle, de plus en plus volatile. Ainsi, en novembre 2022, Le Point dressait un portrait très « film noir » de Niort, devenue à en croire l’hebdomadaire un genre de cité du crime prétendument gangrénée par les trafics de drogue. Quelques jours plus tard, en Une du Parisien, la préfecture des Deux-Sèvres offrait une tout autre physionomie : la « Venise verte », « résolument attractive », coiffait toutes les autres cités au poteau dans la course des « villes où la vie est moins chère ». Une ville, deux ambiances ?
Autrefois, les choses étaient plus simples : parmi les marronniers de la presse, l’on trouvait trois grands hits : le classique numéro « spécial immobilier », le top des « meilleurs lycées et autres prépas » de France et de Navarre, et l’incontournable « panorama des hôpitaux français ». Mais il semblerait que depuis la crise sanitaire, on soit parvenu à un niveau de sophistication jamais atteint. Au cours des derniers mois, on trouvait, pêle-mêle : « Ces villes où s’installer avec un jeune enfant » (février 2023, Le Parisien), « Ile-de-France : ces villes où les espaces verts gagnent du terrain » (janvier 2023, Le Parisien), « Ces villes où il fait bon vieillir » (novembre 2022, Le Parisien) et, encore plus raffiné, ce top des « Villes ou les passoires énergétiques attirent les habitants » (Janvier 2023, Europe 1).
En février dernier, Meetic y allait de sa liste des « Villes où les célibataires sont les plus actifs » (pour ceux que ça intéresse, il s’agit de Bordeaux, Lille et Lyon)
Même ambiance du côté des plateformes. En février dernier, Meetic y allait de sa liste des « Villes où les célibataires sont les plus actifs » (pour ceux que ça intéresse, il s’agit de Bordeaux, Lille et Lyon), tandis que Le Bon Coin se fendait d’un « Classement des villes dans lesquelles les habitants ont adopté un mode de vie plus responsable »…
L’importance de la cible
On frôle l’embouteillage… Clément de Zan, directeur conseil de l’agence de communication lyonnaise Hula Hoop, est spécialiste des sujets d’attractivité de ce que l’on n’appelle désormais plus les « régions » mais les « territoires ». Il ne peut que constater « un boom dans la demande de classements de plus en plus spécifiques, avec des résultats contradictoires qui proviennent d’une première confusion : le périmètre géographique. Parle-t-on d’une ville ou de son agglomération ? ».
Deuxième facteur à prendre en compte lorsque l’on se penche sur de tels classements, selon l’expert : les cibles et les commanditaires de ces études. « Par qui ont-elles été commandées ? Par des promoteurs immobiliers ? Par la région ? Si je suis une métropole, par exemple, je vais cibler les habitants pour les rassurer sur la politique menée, créer de la fierté d’appartenance. Je peux aussi cibler les touristes ou essayer d’attirer de nouveaux habitants… En fonction de la commande, on va évidemment pondérer les critères. »
En jeu, des rivalités plus rudes que jamais. D’autant que, comme le rappelle Clément Boisseau, global chief strategy officer de l’agence BETC, « 60 % des gens déclarent que la vie en ville n’est plus faite pour eux, selon nos études, mais en réalité 50 % des Français vivent dans des villes de plus de 100 000 habitants, et 80 % dans des unités urbaines de plus de 2000 habitants… Cela crée une tension énorme qui conduit à de la frustration. »
« Quand on est une grosse métropole, ces classements sont un outil politique, mais aussi un outil de communication, comme pour une marque »
« Le désir de fuir les grandes métropoles n’est pas nouveau, les gens qui vivent à Lyon ont toujours voulu aller habiter à Grenoble, etc., souligne Clément de Zan. Dans ces flux s’organise une énorme compétition qui passe par ces classements abondamment relayés par la presse. Quand on est une grosse métropole, c’est un outil politique, mais aussi un outil de communication, comme pour une marque. »
Risque de « surpromesse »
Sauf qu’à force de multiplier les tops des villes, on risque de créer une forme de dumping : « Attention à la surpromesse lorsqu’on vend son territoire, qui incarne par essence une offre quantitativement limitée, prévient Clément de Zan. Si, en fin d’année, en voulant attirer le maximum de monde, j’ai créé plus de pollution, plus d’embouteillages et une montée des prix du logement, mon attractivité va mécaniquement baisser. Un peu comme Annecy, qui est parvenue à séduire tant de touristes que les habitants aujourd’hui n’en peuvent plus… »
Pour autant, à l’heure où l’on voit émerger dans les classements de la presse une « deuxième division des métropoles », le filon des villes où il fait bon vivre ne semble pas près de se tarir. Pour une raison simple, selon Clément Boisseau : « Nous vivons dans une société régie par les algorithmes et obsédée par les classements. On évalue son assiette au resto, on note son chauffeur de taxi… » À quand un Yuka des villes ?